Déjà tant de haine. Tant de haine que tu m’as arraché à toi, de l’intérieur de toi, avec tes propres mains, tes propres ongles. Laissant le sang couler hors de toi, venant du trou béant et des marques que tu laissais sur mon corps. Si jeune et déjà marquée. Par ta haine pour moi. Par la malédiction que tu posas sur moi et en moi. Rassure-toi. Ce fut réciproque. Dès le début.  

Dès les premiers pas, Tu n’as connu que les cris de désirs, de douleur, de faux désirs, de véritables douleurs. Les corps nus, difformes et déformés, hurlants, parfois saignants. Regardant, sur le seuil des portes grandes ouvertes, les affaires des grands. Analysant, comprenant, apprenant, ce que nous allions devoir faire plus tard. Ô parce que tu le savais. Dès les premiers jours de compréhension. Dès les premiers échanges de regards avec ces inconnus. Progénitures de prostituée. Quel autre avenir aurais-tu pu avoir. Quel autre destin. Tu étais maudite. Depuis le début, depuis la première marque laissée sur ta cuisse, par ta chère mère. Adorable mère. Toujours aussi heureuse de te voir quand tu l’interrompais pendant son travail. Tellement heureuse que tu finissais toujours par voler à travers la pièce, finissant dans le couloir, un autre magnifique bleu, contour de son pied, fleurissant sur ton dos ou ton ventre. Oui, vraiment, quel autre destin pouvait bien t’attendre.

La découverte de la pousse des ses seins, du grossissement de ses fesses, de ses cuisses, des nouveaux poils pubiens, fut une autre malédiction, celle de trop. Celle qui scellée complètement le destin, la corde autour du cou. Ce corps androgyne, trop fin, trop maigre, devenant « enfin » celui d’une femme, d’un humain désirable, par les autres, par ceux déjà tant abhorrés. Devenant une possible source d’argent, encore une. Malgré les marques, malgré les cicatrices, malgré la jeunesse. Ou pour sa jeunesse.


Elle était là. Etendue à tes pieds. Ensanglantée. Défigurée. Bleue. Froide. Tombée au sol comme un pantin dont on aurait coupé les fils. Morte. Morte. A jamais paralysée. A jamais disparue. Ou presque. Malédiction qui court toujours. Qui te traverse de part en part alors que tu les entends prendre toutes les décisions, alors que le corps de ta mère, ce corps dégueulasse, sale, est toujours sur le sol, durcissant, moisissant, coagulant, juste sous tes yeux. Ils décident. Tu prendras la relève. Tu lui ressemble suffisamment. Ça rendra même quelques clients, de longues dates [comment ont-ils pu supporter ta mère tout ce temps-là tu te demandes], presque nostalgiques. Sauf que ces clients-là. Vermines. Sales. Dégueulasses. Ceux que personne d’autre à part ta mère ne voulait dans sa chambre. Ceux-là même qui avaient fait d’elle ce qu’elle était, là, étendue à tes pieds. Une morte. Un cadavre. Un reste. Une preuve. De la violence. De la vermine. De la salissure. Quel magnifique cadeau elle te faisait là. Une magnifique continuation de la malédiction. Et ce n’était que le début.

Une première apparition. Si faible. Si ténue. Un rêve éveillé peut-être. Ils étaient nombreux à ce moment-là. Ils n’étaient pas récurrents. Tout le temps ils changeaient. Pas celui-là. Toujours la même voix. Souvent les mêmes mots. Le même ton. Cette voix, trop familière, trop intime, pour être un rêve. Seulement une voix. Qui se faisait cri. Hurlement parfois. Mais rien qu’une voix. Juste une petite voix.

Tu as commencé à te poser des questions aux premiers clients que tu ne reconnaissais pas. Aux premières demandes qui n’avait rien à voir au menu que tu proposais normalement. Le temps des questions n’a pas duré longtemps pourtant. A croire que tu savais depuis le début qu’elle était la véritable malédiction que ta mère avait posée sur toi. A croire que tu savais ce qui t’attendais le jour où tu as posé les yeux sur cette femme. Tu as su le moment où tu as ressenti la vague de sa haine déferler sur toi. Le jour de tes premières respirations en dehors de son corps. Tu as compris très vite qui j’étais. Où j’étais. Comment j’étais arrivé là. Et quand.

Première mort. Ressuscitée en sursaut. Invitée à se montrer plus forte que sa mère. Deuxième mort. Réveil tardif. Mais réveil. Aller quoi. T’as la peau dure. T’en as vu d’autres. T’en verras d’autre. Va falloir t’habituer à leurs façons. C’est l’héritage. Troisième mort. Début de la fin.

Quatrième mort. Je te regarde t’écrouler une quatrième fois. Sous leurs coups. J’hésite. Très courte hésitation. Je te réveille, lentement, sûrement. Je le prends par surprise. Par derrière.
Du sang. Partout. Sur le sol. Sur la tête du client. Sur les mains.
On n’a pas le temps. Il faut partir.
Un hochement de tête. Un sac. Des affaires.
De l’argent. De l’argent.
De l’argent.
Cours. Cours imbécile.
La douleur. Partout. Dans le corps. Dans la tête. Dans le cœur.
Laisse-moi.
Non.
Tais-toi et laisse-moi courir.
Mon corps
Est le mien aussi. Tais-toi et laisse-moi nous sauver la peau.

Nous étions trop serrées. Trop proches. Trop intimes. Trop pour un seul corps. Pour un seul cœur. Cinquième mort. De ta main. Sixième mort. De la mienne. Septième mort. De ta main. Huitième mort. De la mienne. Un cercle sans fin. Vicieux. Inexorable. Puis le retour à la raison. Ma raison. Je ne te donnais pas le choix. Il fallait qu’on avance. Nous devions nous en sortir. On ne pouvait la laisser nous avoir ainsi. Nous étions plus forte que ça. Tu le sais toi aussi.

Une vie de vols. De fuites. De squats. De journées mémorisées. De nuits oubliées, prises par l’Autre. Par Elle. Une presque routine installée. Les jours pour Hana. Les nuits pour, nouvellement nommée, Duri. Une routine qui fonctionnait. Jusqu’aux nouvelles marques. Jusqu’aux nouvelles morts. Jusqu’à la fois où ce fut elle qui se réveilla dans le corps froid de l’Autre.

Des conditions. Pour mieux vivre ensemble. Les vols. Les fuites. Les squats. Le jour et la nuit. Toujours. Mais l’arrêt du métier. Du seul métier connu. Du métier marqué à même notre peau, notre corps, nos esprits, nos âmes, notre mémoire. La condition pour vivre. Pour ne pas disparaître. Pour ne pas mourir. Une bonne fois pour toutes.

Des conditions. Un métier différent. Même genre. Différentes nuances. Différentes conditions. Posées par elles. Pas par eux. Une nouvelle vie. Pour toutes les deux.

Puis une prise de pouvoir. Une reprise des rennes. Nous étions pourtant si bien ensemble. Notre routine était si belle. Nous faisions la paire, toi et moi. Mais il a fallu que tu te rebelle. Il a fallu que nous nous battions. Il a fallu que tu transformes nos vies en champs de bataille. Tu as repris le dessus. Pour longtemps. Tu t’aides de magie, de sorcellerie, pour débutante. Inscrivant une centaine de fois des glyphes sur la peau. Toujours au même endroit. Le nombril. Comme un rappel d’où nous venions.

La découverte. L’art. Sous toutes ses formes. Sous toutes ses couleurs. Dans tous ses mouvements, ses gestes. Dans toute sa beauté. Sa laideur. Le changement. La décision. Des études. Des nouvelles connaissances. Un nouveau pouvoir. La psychologie. De l’aide extérieure. Une nouvelle force. L’art. Une nouvelle vie. Etudiante. Une véritable vie. Rien qu’à elle. Rien pour Elle. Plus rien pour Duri.

Nous restons pourtant à vendre, mon amie, Hani.