Je plantais ma fourchette dans le morceau de pomme de terre innocent qui gisait dans mon assiette. J’évitais soigneusement son regard dont il me couvait. Je pouvais sentir la colère émaner de lui, il transpirait la fureur et du coin de l’œil j’observais ses poings serrés tremblés sur le bois de la table. Je déglutissais avec pénibilité en retardant le plus possible la fin du repas… grave erreur. J’aurais dû savoir que s’il ne jouait pas de ses poings lorsque ça le démangeait, la sentence n’en serait que plus douloureuse… L’estomac noué, la gorge serrée, la moindre bouchée me paraissait avoir un goût de cendre et il me fallut une volonté incroyable pour avaler les derniers morceaux. J’expirais lentement mais je sentais le poids écraser ma poitrine alors que je prenais toute la mesure de ce que signifiait le raclement des assiettes envoyés dans l’évier.

Les yeux rivés au sol, je me refusais à oser le moindre coup d’œil en sa direction, comme si cela me protégeait de ses coups prêts à tomber. Un pas l’un après l’autre, les épaules voutées, le dos courbé, puis finalement le premier coup fut porté. Il m’asséna une gifle suffisamment forte pour me faire perdre l’équilibre. La suite ne fut qu’une pluie de poings et de coups de pieds que ma mère se moquait bien de me voir affligée. Affalée sur le canapé, je la détestais de simplement se noyer dans l’alcool, et je nourrissais l’espoir qu’un jour sa bouteille ait enfin raison d’elle. Dans mon minuscule appartement, les cris retentissaient comme une condamnation jusqu’à ce que je n’en puisse plus.  

Dans un sursaut de courage – ou d’inconscience – j’esquivais la main qu’il tentait d’abattre sur moi et me précipitais vers la porte que j’ouvrais à la volée. Je me ruais dans le couloir et parcourais en quelques secondes le palier pour frapper à la porte de Yonghwa. « Dépêche, s’il te plait.. » La peur me faisait trembler comme une feuille et j’eus l’impression qu’une éternité s’était écoulée avant qu’il ne daigne m’ouvrir.

J’infligeais à mes doigts une torture incontrôlable alors que le temps paraissait s’être interrompu. Mes yeux voguèrent tour à tour sur la porte de l’appartement de Yonghwa et vers la mienne. La panique se distillait lentement et douloureusement dans mes veines. Chaque bruit résonnait comme des coups de fusils soufflés à mon oreille, et enfin, la porte de mon voisin s’ouvra, au même moment que la mienne. Je n’eus pas le courage de trouver les mots avant qu’il n’attrape mon poignet et ne m’entraîne à sa suite avant de refermer le battant. J’espérais qu’il ne m’avait pas vu, qu’il n’avait pas compris que je venais de me cacher à quelques mètres à peine de lui. Yong relâcha mon poignet et j’eus le réflexe stupide de coller mon œil au judas de sa porte d’entrée. Je voulais m’assurer de le voir s’éloigner, peut être même battre en retraite… je me fourvoyais allègrement. Il était là, juste derrière le battant, et j’eus à peine le temps de me reculer qu’il frappait avidement sur le métal. À la fois terrifiée à l’idée qu’il puisse forcer le passage, et soulager d’avoir ce rempart entre lui et moi, je barrais mes lèvres d’une main tremblante. J’étouffais le hoquet de terreur qui menaçait de m’échapper et retournait dans le salon. « Je suis désolée de m’imposer, je… » Le tambour de ses poings résonnait jusqu’à mes oreilles, et je peinais à me concentrer sur mes paroles. « Je t’offre mes talents de cuisinière pour ce soir. » Je tremblais des pieds à la tête, car si j’avais pu échapper à ses coups ce soir, je savais que j’y succomberais un autre jour.

Sans davantage m’étendre sur le sujet, je me rendais dans sa petite cuisine et m’attelais à préparer à manger. J’ouvrais le réfrigérateur sans honte, sursautant à chacun de ses coups sur la porte. Je tentais de me couper du monde et m’occupais les mains en coupant lavant et coupant les légumes. Je sortais le Wok, et m’attachais à cuisiner ma préparation. Je n’avais plus conscience que des ustensiles qui passaient entre mes doigts, et même la douleur d’une brûlure qui venait échauffer ma main ne su m’interrompre. Ce ne fut que lorsque Yong Hwa m’attrapa à nouveau le poignet que je m’autorisais finalement à lever les yeux. Le silence régnait, je n’entendais plus le vacarme de ses coups, simplement le crépitement du plat que je préparais. Je croisais alors le regard inquiet de mon voisin et sauveur. « J’espère que tu as faim ! » tentais-je. Je portais le masque de l’indifférence, et s’il venait à s’effriter, j’ignorais si j’étais capable de tenir le choc.

J’agissais par automatisme : mes doigts furetaient sur les ustensiles pour les saisir et s’appliquer à préparer à manger. C’était sans doute idiot, mais c’était à cet instant la seule manière que j’avais trouvé de faire face au chaos de mon existence. Alors que la main de mon voisin se posait sur mon poignet, je levais les yeux vers lui qui m’intimais le silence d’un index barrant ses lèvres avant de me murmurer une évidence douloureuse. Je me contentais d’opiner du chef pour toute réponse avant de me reconcentrer sur le plat dont je mettais les légumes à cuire. Je ne prêtais attention à rien d’autre qu’à la danse hypnotique des aliments dans le wok. Je me coupais ainsi du monde et surtout de mes émotions, et ce fut à nouveau Yonghwa qui me tirait de la léthargie dans laquelle je me plongeais volontairement. Si sa présence suffisait déjà à me rassurer, sa gentillesse m’atteignit en plein cœur tandis qu’il me tendait la crème pour soulager les rougeurs que je remarquais seulement. « Merci… » soufflais-je.

Ni lui ni moi n’étions très loquace, et pour cause… comment engager la conversation après une telle scène ? J’avais amené le démon à sa porte, et je n’aurais pas été surprise qu’il me déteste pour ça. Mais plutôt que l’agacement et la colère, il me gratifia d’un trait d’humour auquel je m’efforçais de sourire. Dans un silence gêné, j’achevais mes préparations : un bouillon et quelques légumes sautés, du riz et une omelette. Un repas sans prétention que je servais alors qu’il reprit la parole. Je m’en voulais de m’imposer ainsi, et dans un monde normal, j’aurais sans doute éprouvé une honte incommensurable de m’inviter dans l’appartement d’un homme vivant seul… Je sentis mes joues rougir à cette pensée que je tentais de masquer Devais-je simplement manger et partir ? Avais-je seulement envie de risquer tomber sur lui ? Je réprimais un frisson et levais alors le nez pour faire face à mon sauveur. « Je suis très forte pour dégommer les zombies ! » J’espérais sauver la face, qu’il ne voit pas toute la douleur derrière le sourire factice.

Avec son aide, je posais les assiettes sur la table et attaquais mon repas dans un silence religieux. L’atmosphère était lourde, à tel point que je décidais finalement de le briser avec de futile banalités. « C’est toujours très calme chez toi… tu vis en Hermite ? » le taquinais-je. Là où d’autres hommes de son âge auraient fait la fête, inviter des amis, ou même une petite amie… je m’étonnais chaque fois du calme olympien de son côté du palier alors que derrière ma porte se jouait un film d’horreur chaque fois que mes parents décidaient de me rendre visite.

Je lui étais reconnaissante, sans doute bien plus que ce dont il pouvait avoir conscience. Il m’avait tiré plus d’une fois des griffes de mon démon, et je ne préférais pas penser à ce qui aurait pu arriver s’il ne l’avait pas fait. Aussi, pour le lui témoigner mais aussi pour tenter de penser à autre chose, je m’attelais à lui préparer un repas durant lequel je n’osais croiser son regard. Il brisa le silence au travers d’une banalité pour laquelle je forçais un sourire. Je m’engageais volontiers dans une discussion aussi simple. « Je t’apprends à tuer du zombie si tu m’apprends à faire des rallyes. » tentais-je avant d’embrayer sur un sujet délicat. Si au quotidien j’appréciais le calme du palier, je m’en voulais de lui imposer le raffut d’une violence à laquelle je voulais fuir. Je l’écoutais attentivement non sans un regard vers les tortues qui paressaient tranquillement dans leur bulle de verre. Je n’y avais jamais réellement fait attention, car s’il m’était déjà arrivé de venir me réfugier chez lui, je repartais bien souvent presque aussitôt. Après toutes ces années, après avoir vendu mon âme à ce groupe, après avoir vécu dans la violence toute ma vie, je refusais de l’infliger davantage et pourtant… malgré moi, je la lui servais sur un plateau. Je l’écoutais d’une oreille en même temps que je me concentrais sur mon assiette, mais sa réplique me pinça le cœur. Je levais vers lui un regard honteux et coupable. « Je… suis désolée… »

Il avait toutes les raisons du mondes de rester loin de moi, et je ne lui en aurais jamais voulu d’avoir voulu garder sa porter fermée à mes suppliques… aurais-je seulement eu la générosité d’ouvrir si j’avais été à sa place ? J’en doutais. Ce fut à cet instant précis qu’un bruit sourd résonna de l’autre côté du mur et me fit sursauter. Il s’en prenait désormais au mobilier, furieux de n’avoir rien d’autre sous la main que des objets inanimés. Je ne connaissais que trop bien sa colère… sans la comprendre. « Vraiment… je suis désolée. » Mes yeux s’embuèrent en pensant au poids que je mettais sur les épaules de Yonghwa. Il n’avait rien demandé et je savais qu’il était devenu l’une de ses cibles. L’estomac noué, je posais mes couverts et forçait à nouveau un sourire factice. Un nouveau coup. Je voulais partir, le laisser avec sa tranquillité, mais j’étais figée sur ma chaise. Je savais qu’il me fallait rentrer, mais je coulais vers Yong un dernier regard. « Est-ce que… Je suis désolée de te demander ça… avant que je ne rentre, est-ce que je peux te demander une faveur ? » La nervosité faisait trembler mes mains mais je tentais malgré tout de soutenir son regard. « Est-ce que tu peux appeler la police avant que je ne rentre ? » S’il réussissait à les faire venir, peut-être n’aurais-je que quelques minutes à endurer ?

D’un sourire timide en coin, sa réplique aurait presque pu m’amuser. Si je n’avais pas été si tendue, j’aurais très certainement enchérit en lui proposant de relever le défi. L’idée même de passer une soirée, peut-être même une nuit entière à jouer à des jeux vidéo comme une gamine était plus que tentante… mais très vite, la réalité frappait sur ma conscience étiolée. Et comme si l’univers entier voulait me rappeler que je méritais ce supplice, les mots lui échappèrent. Je ne pouvais pas lui en vouloir, j’aurais sans doute fait pire en me voyant… Et le pire, c’est qu’il ignorait la part de moi qui était désormais châtiée. S’il le savait, il ne voudrait sans doute plus m’aider ? Sans le vouloir, mes pensées dérivèrent vers celui qui m’avait promis que je ne serais plus jamais seule… et finalement, il avait disparu. Avait-il réalisé que j’étais une cause perdue ? Je comprenais la réaction de Yonghwa, sans doute bien mieux que lui, et par un réflexe nouveau, je m’excusais. Bien plus que nécessaire, mais je ne trouvais pas d’autres mots pour lui témoigné de la culpabilité qui m’étreignait. « Ne t’en fais pas, j’ai l’habitude. » Essayais-je de le rassurer ? Ou seulement de me leurrer ?

Je ne voulais pas rentrer, mais je ne pouvais pas non plus m’imposer. « Je te remercie de m’avoir laissé faire irruption aussi soudainement, mais oui… il va bien falloir que je rentre. » Je forçais un sourire factice et qui se voulait aussi rassurant que ma terreur le permettait. « Tu sais… je me demande encore pourquoi tu m’as ouvert ta porte la première fois… vraiment… » ajoutais-je avec légèreté. Et même s’il me proposait de rester, je savais qu’il le faisait plus par politesse que dans l’optique réelle de me voir envahir sa vie privée, en tout cas plus que je ne l’avais déjà fait. Avant de me lever, j’osais néanmoins une dernière faveur qu’il ne comprenait pas. Comment le pouvait-il ? J’avais franchi plus d’une fois les portes du commissariat le plus proche, j’avais tenté de donner les détails d’un quotidien fait de violence, mais chaque fois, ce fut un échec. Personne ne voulait croire une adolescente qui avait fugué plusieurs fois, puis, avec le temps, j’étais devenue celle qui criait au loup… Plus personne ne voulait croire les allégations d’une jeune femme qui ne vivait même plus sous le toit de son bourreau. Et même quand celui-ci s’invitait dans mon foyer, je n’avais aucune preuve de sa présence à soumettre, rien de concret, rien d’évident hormis les marques… insuffisantes. « C’est plus facile si ça vient de quelqu’un d’autre. » justifiais-je. Sans plus d’explication, je me levais et m’attelais à ranger mon assiette avant de quitter mon refuge. Devant l’évier, je respirais profondément et en appelais ainsi au calme. Je me préparais à retrouver les cris, et pire… Peut-être que si j’avais de la chance, il aurait bu et se serait endormi ?