I. MARS 2019
“And in that moment, I swear we were infinite.”

C’est avec l’insouciance comme carburant qu’ils s’évadent d’une nuit tranquille pleine de révisions et de murmures ténus pour ne réveiller personne. Une virée nocturne comme dans les films pour se faire un souvenir indélébile.
Après quelques kilomètres loin de la maison, la musique est si forte qu’elle couvre leurs rires et toutes pensées raisonnables ou responsables. Il n’y’a qu’eux et ce jeu interdit, une conduite sous l’emprise de l’alcool, sans permis et pour finir avec le véhicule qu'il a " emprunté " à sa mère.
Un sentiment d’immortalité gèle cette expérience. C’est au sommet de cet excès d’allégresse qu’il en ressent le vertige, il se manifeste par une pensée mélancolique « ce moment dès que je couperai le moteur, il sera derrière nous. » Il essaie alors de trouver quelque chose, un moyen mnémotechnique de les ramener à cette voiture une fois qu’ils l’auront quitté. « Kyu ? » Une phrase, une chanson, on décide quoi pour notre future machine à remonter le temps ?
C’est comme s’il l’avait demandé trop fort car une force supérieure prend les devants, va marquer cette nuit au fer blanc.
Il perd le contrôle, du verglas peut-être, il n’en sait rien. Tout ce qu’il réussit à percuter c’est le résultat : le crash du côté passager, de son côté à lui et de sa jambe flinguée qui saigne sans s’arrêter.
Il ne réfléchit pas, les libère en appuyant sur leurs ceintures respectives, tente de l’extraire sans trop le faire souffrir mais c’est trop tard.
C’est dans la salle d'attente à l'hôpital, les mains crispées par l'angoisse qu'il projette leur conversation mais cette fois-ci avec une nouvelle variante.
« Kyu ? Comment on fait pour effacer ça ? Revenir en arrière, tout oublier. » Si son père avait accepté qu'il veille à son chevet il n'aurait plus eu besoin de se poser la question, car ses yeux auraient donné comme réponse : C'est trop tard.

II. SEPTEMBRE 2019
"'After all this time?' 'Always,' said Snape."

Ça fait quelques semaines qu’il s’est fait un « nouvel » ami. Ils ont une alchimie indescriptible, c’est comme s’ils s’étaient toujours connus. Cet ami, il l’a rencontré sur Instagram. Une amitié virtuelle qui commence à prendre pas mal de place. Il n’en parle à personne, il pourrait citer Oscar Wilde qui a écrit « Quand les gens me plaisent infiniment, je ne donne jamais leur nom à personne. Ce serait renoncer à eux en partie. » Mais ça serait un odieux mensonge. Comme pour tout, Shin a l’amour bruyant, il aime revendiquer fièrement que telle ou telle personne est son ami(e) ainsi que mettre en relation ses proches, créer des connexions. Ce n’est pas dans ses habitudes de garder pour lui une telle rencontre. Mais celle-ci est particulière, cet ami n’est pas n’importe qui. C’est Mikyu.
Kyu qui n’a pas donné de signe de vie depuis des mois, qui filtre ses appels, qui l’a bloqué sur tous ses réseaux sociaux et qui a disparu à Busan sans même laisser un mot.
Pourtant il lui a laissé du temps, de l’espace mais lui ce qu’il voulait c’était tourner la page. Il s’est convaincu qu’il s’y ferait, que lui aussi pourrait passer à autre chose mais tout lui rappelle eux dès qu'il s'essaie à l'effacer les pubs qu'ils s'amusaient à doubler passe à la télé ou alors  quelqu'un évoque une anecdote et c'est inéluctable son nom ressort parce qu'à l'époque ils étaient indissociables.
L’idée de se faire passer pour un autre pour le contacter a germé sans la moindre préméditation, ça s’est fait sous l’impulsion. Un besoin urgent de retrouver son meilleur ami, peu importe la forme que ces retrouvailles pourraient avoir.
Il ne compte pas faire ça longtemps, peut-être encore un ou deux mois. Essayer de le recontacter sous son vrai visage plus tard et enfin reprendre là où ils s’étaient arrêté.
Sauf que ce jour ne viendra que deux ans plus tard.

III. JUIN 2020
“The show must go on "

Il boit le nectar de sa coupe directement à ses lèvres, leur rire donne une cadence entrecoupée au baiser qui prend suavement la forme d’une trappe. Chaque fois que l’un essaie de s’y dérober, l’autre part à sa recherche. Dami, le coeur éméché, pose ses mains sur son buste pour freiner le désir intrépide. « Je te cherche un verre ? — Je préfère boire directement à la source. » Ses yeux se posent sur sa fontaine glossée, ça déclenche chez elle un rire délicat, du genre qui ne lui ressemble pas. C’est celui dont elle abuse quand les deux amis se font la cour, lui aussi se prête au jeu de la séduction, multiplie les sourires. Ceux qui lui donnent un air mutin, pincé légèrement plus du côté droit. Elle lui a fait un soir la confidence que c’était ses préférés, c’était entre deux râles tièdes.
Elle lui montre sa coupe vide avant de s’éclipser pour les ravitailler. Le temps de son absence, il se fait inonder de messages. Un article vient tout juste de sortir, SKY LABEL en faillite. Fraude fiscale, prostitution déguisée, contrats abusifs, tout est étalé dans la presse. Il s’isole un moment pour appeler un ami proche, un trainee qui était censé débuter le mois prochain. Tout s’effondre pour eux, ils se retrouvent à la rue avec comme prime de départ les dettes et la mauvaise réputation qui va découler des scandales. Shin a fait lui-même les frais des travers de son agence, c’était après un second rôle notable, le seul de sa jeune carrière. Son manager lui avait organisé un entretien pour un rôle dans un film prometteur mais sur le contrat, des exigences à l’encre invisible. Il s’est retrouvé en tête à tête avec une femme qui exigeait plus qu’une démonstration de ses talents d’acteur. Il s’est senti humilié, trahi par son manager et tous ceux qui dans l’ombre avait orchestré pour que ce genre de pacte sale continue d’exister. Suite à son refus de coopérer, son agence l’a mis sur le côté, c’était il y’a trois mois.
La fin de SKY LABEL le perturbe à cause de tous ces sentiments contradictoires. Il se sent libéré mais perdu à la fois, il leur a donné cinq ans de sa vie ainsi que tous ses rêves et ses espoirs et maintenant c’est terminé.
Dami le retrouve, visiblement contrariée qu’il ait soudainement disparu mais elle s’adoucit quand sa détresse lui monte aux yeux. Il lui montre son téléphone, elle lit quelques messages et après un regard plein de compassion, elle l’enlace.

IV. OCTOBRE 2021
“Here i am"

Sa vie éclatée reprend petit à petit forme, les castings se multiplient, les boulots creux pour combler les échecs eux aussi. Mais il tient bon, navigue avec comme seul cap le succès. C’est un capitaine émérite, qui accueille l’orage avec le sourire. Heureusement pour lui, il est doué en mer car il le sait, bientôt il va devoir nager dans des eaux au caractère difficile. Mikyu, toujours là, sur une autre rive très loin et en même temps si près. Le décompte se rapproche, il l’a retrouvé sous son vrai lui depuis peu sans encore avoir osé lui avouer pour cette histoire de fausse identité. Il la laisse exister encore un peu, c’est surtout qu’il ne sait pas comment s’en débarrasser. Davantage depuis qu’il y’a ce quelque chose entre eux, enfin, entre ce lui qu’il a inventé de toutes pièces et Kyu. La situation est de plus en plus périlleuse, entre le jeu de la roulette russe et un cache cache horrifique. Dans ces deux jeux il se sait déjà perdant mais il ne peut plus s’enliser dans ses mensonges, il est revenu, presque revenu.
Si loin et en même temps, si près.
J’ai besoin de te retrouver.