Crépuscule brouillard.

Ces journées de fin d’été qui s’étiolent en mille nuances grises. La lune qui pointe son nez à la barbe du soleil épuisé, et les ombres qui s’étirent sur la ville aux aguets. Voici venue l’heure où ne se pressent plus dans les artères de Séoul que les rôdeurs ; ceux qui errent sans but, si ce n’est chasser des fantômes. Dans ce décor urbain des talons claquent l’asphalte, pas leste et volontaire. Venus, comme tant d’autres soirs, s’en va combattre des chimères arme au poing, poussant les portes du gymnase qu’elle s’étonne de trouver entrouvertes. Elle a son propre trousseau, ses petites habitudes au secret des pénombres, encouragées gracieusement par un entraîneur permissif.

« Y a quelqu’un ? » appelle-t-elle depuis l’entrée.

Le cri éclate entre les murs, et déjà les sourcils se froncent sur le visage de la jeune femme. Sac balancé sur l’épaule qu’elle laisse tomber à terre -- bruit sourd. Au fond du hall, une lumière faiblarde vacille, et à mesure que la thaïlandaise s’approche s’esquisse une silhouette, ébauche d’une femme dont elle ne voit pas les traits. « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? » Les yeux plissés elle scrute la pièce ; il n’y a qu’elles.

Tu as oublié les raisons, quelque part en chemin. Sans doute qu’il n’y a pas à s’inquiéter. Tout tes faits et gestes n’ont pas à être justifiés par la grandeur d’âme. L’altruisme. Tu n’y as  jamais cru de toute façon. A toi, te battant pour eux, pour ces jolis étendards utopistes. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle tu te noies dans les bons sentiments héroïques des fictions sur papier glacé. Tu ne te bats pas pour les autres. Pas entièrement. Principalement parce que ça te tord le bide. Toi la jolie jeune fille bien élevée. Ta langue qui se délie à en offusquer un marin alcoolique, pour cracher la douleur, ta douleur, à voir les autres souffrir. Non, tu ne le fais pas que pour les autres.

Mais tu as oublié les raisons quelque part en chemin. Ta colère sourde au fond de ton être, moteur de chacun de tes coups sur le ring. Tu es venue une première fois pour te calmer. Pour exulter. Peut-être te repentir de cette violence insoupçonnée qui dort quelque part en toi. Gamora qu’ils se moquent. Tu ris. Mais souvent tu te sens plus proche de son cher père. Mais à défaut de gant de l’infini, tu enfiles tes gants de boxe. Et maintenant, quand tu viens, calme et sereine, ce sont les coups qui réveillent la gronde dans tes entrailles.

Tu as perdu les raisons en chemin, mais tant pis. En ces lieux, pour quelques minutes, tu n'es plus une super-héroïne.

Tu fermeras en partant miss Prince qu’il a plaisanté. Tu lui as répondu oui. Mais tu as oublié de partir. Tu n’en as pas envie. Maman va s’inquiéter. Tu délaisses le sac de sable, un peu de répit enfin, pour lui envoyer un message. Tu rentreras tard. Du travail. Du travail. Jamais ils n’accepteraient leur jeune porcelaine entre ce genre de murs.

« Ya quelqu’un ?  » Tu sursautes, le sang figé entre deux battements et le téléphone sur le point d’implosé dans ta menotte trop serrée. C’est rien. Inspire, expire. « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? » Tu plisses les yeux vers la nouvelle venue. Tu la reconnais, même si la réciproque est fausse. Tu souris silencieusement et range ton téléphone. « Haneul, ou Diana Prince ça dépend. » Tu réponds d’une voix douce, portant tout juste assez jusqu'à ses oreilles. « Chung Ho m’a laissé du rab’. »
 

Il y en eut tant, des nuits où la colère triompha. Gamine aux rêves devenus trop maigres pour s’accrocher encore à la vie, frappait, frappait de ses poings jusqu’à ce que les bras tremblent, jusqu’à ce que la gorge soit sèche et que les jambes se dérobent. Il fut des nuits terribles, à un souffle du dernier, mais toujours, ce gymnase était le théâtre des plus dures (( l’expiation )). Ultime rempart à la folie qui tenaille et possède : un combat singulier contre son plus grand ennemi -- elle-même, sous la forme d’un sac qu’elle martyrise tant qu’elle le peut.

Venus a tout perdu. N’a jamais vraiment rien eu. Foyer éclaté, amitiés brisées, amours mortifères… C’était à la solitude qu’elle revenait chaque soir (( comme si c’était le dernier )). À l’alcool qu’elle livrait ses plus beaux sourires. Au sac qu’elle se confrontait, pour entailler son cuir plutôt que ses propres veines. C’est tellement plus facile de reporter la haine sur les autres. De fermer les yeux sur sa médiocrité, prétendre n’en rien voir lorsqu’en vérité tout nous crie que l’échec seul subsistera. L’échec.

Et pourtant --

Aujourd’hui le ciel se pare de feux plus beaux ; camaïeux de rouges tendres, éclats ocres d’un soleil qui chasse les ombres et réchauffe les cœurs. Venus y voit plus clair, veut croire en l’avenir qui se profile. Elle n’y vient plus souvent, au gymnase. Elle n’en a plus besoin (( plus comme cet avant qu’elle se plaît à qualifier d’autrefois )). Mais ce soir le visage de Hangyeol lui reste en tête, trotte au milieu des étoiles sans la laisser fermer les yeux. L’inquiétude s’immisce, des questions auxquelles il n’existe pas de réponses, et plutôt que de se laisser ronger par le doute la thaïlandaise préfère retourner là où elle s’épuise trop pour réfléchir encore.

Mais quelqu’un a volé sa place ; sans doute ne fallait-il pas que la reine délaisse son royaume, car sa couronne est de celles que l’on dérobe. La voleuse, elle, la dévisage et décline une identité qui résonne étrangement. Venus hausse un sourcil, scrute les traits vaguement familiers. « Haneul… » Elle approche, la démarche moins offensive, les bras toujours croisés sur sa poitrine. Face à la jeune femme, elle tend une main dénuée de timidité ; saisit son menton pour tourner son visage (( in ))connu dans un pan de lumière. « Ah, mais oui. » elle sourit, relâche l’enfant sans plus de cérémonies. « Tu bosses au keopibook. » Elles n’étaient qu’à peine collègues, Haneul aux rayons et Venus aux boissons, se sont tout juste croisées avant que la journaliste ne donne sa démission. Quelles étaient les chances pour qu’elles se retrouvent ici ? « Chung Ho t’a pas dit de t’enfermer ? N’importe quel taré peut entrer. »

Elle s’étire lentement, sourire aux lèvres, omet de préciser qu’elle-même ne s’enferme jamais. Qu’ils entrent, après tout. Elle serait là pour en découdre.