— un —
— four walls —
Il a une main posée sur l’oreiller, au-dessus de son crâne, comme s’il avait voulu toucher ses cheveux puis s’était ravisé. De l’autre, il tire sur sa cigarette, répandant dans la pièce un arôme âcre qui se mêle à celui de son parfum à elle. Ils sont là, silencieux, étalés parmi les draps défaits, avec cette impression étrange de distance malgré la proximité des corps. Elle, elle est jeune, plutôt jolie aussi, avec ses grands yeux sombres, écarquillés, et sa chevelure ondulée qui couronnes son visage pâle. Lui, a l’air plus âgé. Une quarantaine bien entamée, une barbe soigneusement entretenue, et une mâchoire bien découpée. Il sent le tabac et le café, la fragrance d’un homme actif, d’un homme stressé, et pressé. «
Je croyais que ta femme voulait que t’arrête de fumer. » Commente soudain la fille, comme s’il fallait briser le silence pour qu’il ne s’enracine pas trop. Elle se tourne dans un froissement de tissu et barre le torse nu de son compagnon de son bras grêle. L’homme rit doucement, et écrase sa cigarette dans le cendrier, sur la table de chevet. «
Mais t’es pas ma femme. Alors qu’est-ce que ça peut te faire ? » Il l’étreint brièvement, hume ses cheveux, avant de la relâcher, goûtant une dernière fois à ses lèvres. «
Je vais prendre une douche. Si ça t’embête pas. » La chinoise acquiesce silencieusement, et il s’extirpe des draps, encore nu, pour se diriger vers la salle de bain d’un pas trainant.
La chanteuse roule à nouveau sur le dos et étend ses bras de part et d’autre de son corps. Elle a encore la saveur du baiser sur les lippes, mais c’est surtout le souvenir de son regard qui la trouble tout à coup. C’est un hypocrite, il l’a toujours été. Elle l’a su dès le jour où elle l’a rencontré. Il a cette beauté glaciale et presque fausse, ce sourire enjôleur et ses mains caressantes, celles qui trouvent naturellement leur chemin jusqu’à votre dos dans une amabilité engageante. Il a cette manière de dire que tout va bien, de faire passer l’adultère pour une petite bêtise sans conséquences. Elle s’en fout un peu elle. Elle a jamais eu honte de coucher avec lui, si conséquences il y a, c’est lui qui les subira. Elle a pas de mariage en jeu, ni de fortune. A la limite une carrière. Mais elle se dit qu’elle pourra toujours pleurnicher devant la presse. Qui ne s’attendrirait pas de la petite chanteuse chinoise forcée à vendre son corps pour réaliser son rêve de petite fille. Ça lui ferait pas plaisir d’avoir à le faire bien sûr. Elle l’aime un peu malgré tout. Peut-être plus qu’elle ne se l’avoue. Mais faut savoir faire des sacrifices. De toute façon, si tout était découvert, ils ne pourraient plus se voir. Elle sait qu’il ne quittera pas sa femme. Pas pour elle. Alors ils continuent de se dévorer avec cette même passion vorace, mois après mois, en essayant de ne pas trop penser à ce qui arrivera s’ils sont découverts. Elle pense à sa femme à lui, celle qui l’attend à la maison avec leurs gamins. Celle qui jure devant toutes ses amies jalouses qu’elle a épousé un homme irréprochable. Elle qui croit encore qu’elle le possède tout entier. Ça la fait un peu rire. Elle se sent puissante, supérieure tout à coup.
«
Je vais y aller. » Lance-t-il en sortant de la douche, les cheveux dégoulinant.
Mais de manière contradictoire, il se penche à nouveau sur elle et l’embrasse. «
Je sens encore le tabac ? » Elle sourit entre leurs lèvres et vient effleurer sa joue sur bout de ses doigts blancs. «
Rentre voir ta femme. Elle va s’inquiéter. » Sa voix est tendre, ça ne l’empêche pas de lui jeter un regard contrit quand elle le repousse. Il a l’air déçu. Ses lèvres frôlent son front, et il s’habille à la hâte, sous le regard de sa maitresse, toujours nue sous les draps moites. «
A vendredi ? -
A vendredi, directeur. »
— deux —
— supermarket flowers —
Elle a gravi les vingt étages marches par marche pour échouer sur le palier, les cheveux mouchetés de neige fondante. Sa main est suspendue dans les airs, les doigts serrées, tremblants. Son corps entier ploie, secoué d’un affreux frisson. Mais elle trouve pas le courage. Elle hésite encore un peu, puis ses jambes cèdent sous elle, et elle s’affaisse contre le mur, devant la porte de l’appartement qu’elle n’ose frapper. Sa mine est terrible, ses yeux ourlés de larmes n’ont jamais semblé aussi ternes. Elle est là, juste là, sur le perron d’un bel appartement, le genre qu’elle aurait rêvé d’habité. Ces utopies ont l’air bien lointaines soudain. Elle se sent idiote maintenant, et misérable surtout. Ça la fait rire, doucement d’abord, puis ça gronde dans sa gorge, ça devient un ricanement nerveux qui fait écho dans le couloir. Soudain on dirait que les murs se moquent d’elle en chœur. Elle est trop conne, tellement conne, que c’est à vomir. Elle reste là, prostrée à rigoler d’elle-même, dans une forme de semi-inconscience, une hystérie abrutissante. Elle a envie d’une bière, ou mieux, d’une bouteille de soju. Deux même. Et du rire, elle glisse vers les larmes, et se met à sangloter sourdement. Ça doit être retentissant, parce que ça réveille le bébé qui dormait jusque-là entre ses bras, nichés dans un pan de son manteau. Il se met à pleurer lui aussi, doucement d’abord, puis son sanglot devient hurlement tonitruant. Sa mère panique un peu, et essaye de faire taire le nourrisson en le berçant maladroitement. Ça ne marche pas. Elle essaye de le secouer un peu, elle s’en veut mais elle ne sait pas quoi faire. Et puis c’est de sa faute tout ça. Ça sert à rien, il crie encore plus fort, et la porte de l’appartement s’ouvre.
Il est debout sur le palier, visiblement attiré par les hurlements, et ses yeux deviennent ronds quand ils se posent sur la jeune femme assise par terre, un nouveau-né en larme entre les bras. La jeune chanteuse reste ébahie de le voir apparaitre si soudainement. «
Qu’est-ce que tu… » Il se tait un instant et son index pointe l’enfant, accusateur. «
Qu’est-ce que c’est que ça ? » Y a un petit garçon qui apparaitre derrière la jambe de son père, et qui s’agrippe à sa chemise. Il le chasse rapidement, sans tendresse, et l’enfant tressaille, comme froissé par ce rejet. Il disparait dans l’appartement aussitôt. La chinoise s’est relevée, son bébé entre les bras. Il s’égosille toujours et son visage est devenu très rouge. «
Qu’est-ce que c’est que ça ? » Répète froidement l’homme, les poings sur les hanches. Il commence à perdre patience, et son regard passe sans cesse derrière son épaule, comme s’il craignait de voir quelqu’un apparaitre derrière lui. Elle inspire profondément et tend le bébé vers lui. «
C’est ta fille. Faut que tu fasses quelques choses. » Déclare-t-elle, retrouvant son petit ton effronté habituel. Il la dévisage, interdit, et tire la porte pour les isoler dans le couloir. Sa voix baisse, il commence à chuchoter, juste assez fort pour couvrir les pleurs de l’enfant qu’il refuse de prendre. «
Mais t’es dingue. Où est-ce que t’as trouvé ce gosse. Rend-le ! » Elle secoue la tête, furieuse. «
Je l’ai pas trouvée, putain. C’est la mienne. C’est la nôtre. » Il passe sa main sur son visage, excédée. Elle sait bien qu’il ne comprend pas, et si elle pouvait, elle aimerait lui expliquer. Mais elle sait pas comment faire pour qu’il la croit. Elle-même, elle a du mal à se faire à l’idée. Comment peut-il comprendre que son amante au ventre encore si plat trois semaines plus tôt se présente aujourd’hui, un nouveau-né entre les bras. Elle insiste pourtant, elle lui met la minuscule fillette entre les bras, et il est bien obligée de la prendre pour ne pas la laisser tomber. «
Elle s’appelle Bora. Ils m’ont dit qu’il fallait la nommer, à l’hôpital. Je leur ai dit qu’elle s’appelait Im Bora. » Répète-t-elle d’une voix absente, en reculant d’un pas. «
Qu’est-ce qu’on fait ? » Dans son dos à lui, la porte s’ouvre à nouveau, et sa femme apparait. Elle aussi elle est jeune. Pas autant que l’amante, mais plus jeune que lui c’est certain. Le petit garçon de tout à l’heure est perché dans ses bras. Le temps s’arrête sur le pallier, et on n’entend plus que les cris du bébé qui ne se tarissent pas, et les hurlements d’un voisin qui réclame le silence.
«
Depuis quand tu le sais ? Que t’es enceinte je veux dire. » Son ton est sec. Il essaye de sembler calme, mais sa voix est terriblement tremblante. Il n’arrête pas de jeter des regards vers sa femme, mais elle les évite tous. Elle, elle a l’air furieuse. Sa cuisse tressaute en rythme, ses bras barrent sa poitrine. Elle est fermée à tout ce qu’il se passe autour. La jeune chinoise quant à elle, est installée sur le canapé d’en face, une tasse de thé fumante devant elle. Elle a repris sa fille, et celle-ci s’est enfin apaisée. Elle gazouille entre les bras de sa mère, sous le regard éberlué du couple Im. L’un comme l’autre, ils tombent des nus. La femme a encore l’espoir que ce n’est qu’une blague. Cette fille ment, il n’est sûrement pas le père. Elle essaye de les arnaquer pour de l’argent. Lui, il ne se fait pas trop d’illusion. Il sait ce qu’il a fait. Il ne comprend pas. «
Depuis trois semaines. Début décembre. Les médecins ont dit que c’est possible. Le déni je veux dire. Que c’est pas si rare. Je te jure que je savais pas avant, je l’aurais pas gardée sinon. » Elle se tait un instant, et son regard passe de son amant à sa femme, fronçant les sourcils. «
Faut que tu la prennes. C’est ta fille. » Il perd patience et se lève d’un bond. «
Qu’est-ce que tu racontes ? C’est ta fille aussi. Tu crois que tu peux te pointer ici et nous imposer tes problèmes ? » Il fulmine, le bébé commence à pleurer. Sa mère la calme d’une brève caresse sur le ventre. «
Faut que tu la prennes. T’as les moyens. Moi pas. Et je peux pas continuer ma carrière avec un enfant sur les bras. » Elle lève le menton avec insolence, mais ses mains tremblent un peu. Elle était venue ici dans l’idée de lui laisser le bébé, mais elle se rend compte que ça ne sera pas si simple. Il ricane, faussement incrédule. «
Tu crois sincèrement que tu vas continuer ta carrière ? Ma pauvre fille tu rêves. Prend ta gamine et casse toi. Retourne en Chine, démerde toi. » Il se lève pour la saisir par le bras, et la diriger vers la porte. La tendresse des mois passées est rompue. Il lui broie le coude entre ses doigts. La chanteuse se débat, elle hurle, manque de lâcher son bébé dans sa fureur. «
Lâche-moi. Lâche-moi tout de suite. Si tu me fous dehors, je m’arrangerai pour qu’on sache qui est le père de ce bébé. Et ça ne sera pas dur à prouver. Tu vas m’écouter. »
Contre toutes attentes, c’est sa femme qui se lève et les retient. D’un regard brûlant, elle indique à son époux de retourner s’assoir, et raccompagne la fille à sa place également. Elle pose ses coudes sur ses genoux, le visage olympien, mais d’une pâleur effrayante. «
Tu ne vas rien faire du tout. » Déclare-t-elle, les dents serrées. Elle ne peut pas laisser faire ça. Elle ne peut pas laisser cette garce ruiner ce qu’elle a mis temps d’énergie à construire. Leur entreprise – celle de son père – leur famille. Son bonheur, piétiné par une horde de journaliste, la presse s’emparant de l’histoire comme d’une proie juteuse. C’est elle qui sera humiliée dans l’histoire, l’épouse trompée. L’orage se déchaine en elle, et elle se retient d’aller gifler cette gamine insolente, dont les cris de son enfant mettent à l’épreuve ses nerfs déjà vif. Inspirant profondément, elle réfléchit à toute vitesse. «
Qu’est-ce que tu demandes ? Tu veux abandonner ton enfant ? » La chinoise acquiesce lentement, relâchant doucement sa prise sur le bébé. «
C’est pas mon enfant, c’est juste une tumeur gesticulante qui est sortie de mon corps. » Elle n’a jamais eu la pleine conscience de la porter. De la découverte jusqu’à la naissance, il n’y a que trois semaines de cauchemar éthéré, de prière et d'aveuglement volontaire. Ce bébé n’existe que par sa présence dans ses bras. Il n’a pas de place ni dans sa vie, ni dans son cœur. «
Je ne peux pas l’élever. Si elle ne me tue pas, c’est moi qui le ferait. J’ai failli le faire. Hier. On est sorti de l’hôpital. En fait, je me suis enfuie. Ils voulaient que je lui donne un nom, que je la déclare. Ils voulaient appeler mes proches, le père. Je pouvais pas faire ça. Alors j’ai pris ma fille et je suis partie. Je suis rentrée chez moi. Et elle hurlait. Je savais pas quoi faire, j’étais enragée. J’aurais voulu la tuer, fallait qu’elle se taise, coûte que coûte. C’est là que j’ai décidé de venir ici. » Son regard s’échoue sur le nourrisson entre ses bras. Elle renifle avec dégoût, et jette un regard vers le père qui la fixe, mais ne dit rien. «
Si on la garde. Tu t’en iras ? Tu disparais et tu renonces à ce secret ? » Interroge sa femme, suspicieuse. Elle fait de son mieux pour agir avec raison. Et c’est dur pour elle. Elle a si honte. «
On va faire autrement. On va dire qu’on la prend. Que son père accepte de l’assumer. En échange, tu disparais. Tu quittes la Corée, tu vas mourir dans un coin, tu fais ce que tu veux. On s’arrange pour que tu arrêtes d’exister. Auprès des médias, du monde entier, tu deviens morte. Et tu ne réapparais jamais. Je m’occuperais de tout, la seule chose que tu dois faire, c’est te taire. » Déclare-t-elle, le ton glacial, rauque, et son regard trahit sa fureur. «
Chérie on va pas… -
Tais-toi. Prend ta gamine et tais-toi. T’en a assez fait. »
Penaud, le jeune père se lève et contourne la table basse pour se pencher vers son amante. Elle lui tend le bébé, visiblement soulagée, et Bora se remet à pleurer dès qu’elle quitte l’étreinte de sa mère. Celle-ci ne lui adresse pas même un regard, elle a l’air plus détendue tout à coup. «
J’promet. Vous entendrez plus parler de moi, à trois conditions. » Les deux femmes se toisent un instant. «
Prenez soin d’elle. J’veux pas qu’elle finisse dans un orphelinat ou dans de foyer. Je veux pas d’elle, mais je lui souhaite pas de mal. Je voudrais aussi que vous gardiez le prénom que je lui ai donné. Bora. Qu’elle garde ça comme la seule chose que je lui aurais donné. Et y a la petite croix en or aussi. Il est autour de son cou. Faut qu'elle soit pour elle.» Elle sourit soudain, d’un rictus hypocrite et narquois, qui s’adresse directement à la femme Im. «
Puis je vais retourner en Chine, alors j’aurais besoin de quoi payer mon billet d’avion, et d’un peu d’argent pour m’installer là-bas. De quoi me payer un appart. Je suis sûre que vous pouvez faire ça pour moi. » Conclut-elle.
Le soleil se noie derrière les immeubles quand elle quitte finalement l’appartement, fourrant dans sa poche le chèque qu’elle a obtenu en échange de sa fille. Elle lui adresse même pas un regard, et pourtant elle doit l’admettre, l’entendre pleurer dans son dos tord son cœur dans sa poitrine. Elle a un peu honte malgré tout, de laisser le bébé en échange d’autant d’argent. On peut pas vraiment dire qu’elle la vend, c’est pas de gaité de cœur que le père accepte le présent. Il n’y a qu’à voir sa mine déconfite alors qu’il berce la petite fille. Sa femme quant à elle, est restée aussi froide et imperturbable toute l’après-midi. La chinoise se rassure un peu. Ils ont les moyens, assez pour acheter son silence. Cette gamine manquera de rien. N’est-ce pas ? Elle sera toujours plus heureuse qu’avec elle. Elles se détruirons si elle la garde. Elle ne peut pas. C’est pas la sienne, ça l’a jamais été. La chinoise ferme les yeux et soupire. Sans un regard en arrière, elle claque la porte et quitte l’immeuble
— trois —
— homebird —
«
Reste ici. T’es pas le droit de sortir. Si t’obéis pas, Maman te mettra au coin. » La petite fille acquiesce vivement, à contrecœur certes, mais trop pressée de faire ce que son frère lui demande. Elle pense encore qu’il voudra bien jouer avec elle si elle se prête à ses désirs. Elle est docile Bora, et trop naïve sûrement. Le garçon lui lance un rictus narquois, qu’elle interprète comme un sourire tout court, et ça lui fait plaisir. L’instant d’après, il referme la porte du placard, et elle se retrouve dans le noir. Toute seule. Elle reste calme d’abord, elle compte dans sa tête aussi loin qu’elle le peut. A quatre ans, elle mélange encore un peu les nombres, elle passe de trente-neuf à soixante, et son décompte se fait décousu. Mais ça change pas grand-chose au fond, parce qu’il ne revient pas. Il ne revient jamais. Elle se laisse enfermer à chaque fois en espérant que son ainé reviendra ouvrir la porte du placard sous l’évier, mais la vérité c’est qu’elle a compris depuis longtemps que c’est un jeu dans lequel il est le seul à s’amuser. Bora ramène ses genoux contre elle. Son cœur commence à battre trop fort, comme à chaque fois qu’elle réalise qu’elle est toute seule dans la cuisine. Y a pas de bruit derrière la parois du meuble, et il fait noir. Une vague odeur de javel effleure ses narines. Elle se prépare à attendre, elle a peur maintenant. Son corps tremble. Mais la peur de la punition est supérieure à celle de l’obscurité, elle reste quand même, contrainte à se taire jusqu’à ce que son père ne rentre, n’ouvre le placard – par habitude à présent, ce n’est pas comme s’il avait quelque chose à chercher ici, il sait juste qu’elle y sera enfermée. Il la fera sortir, un peu bourru, en la grondant un peu. «
Bora, pourquoi tu te laisses faire. » Mais il est jamais très convaincu. Quant à son fils, il ne lui dit rien. S’il le fait, sa femme interviendra, attirant son garçon contre ses jambes. «
Ils ne font que jouer, laisse les tranquilles. » Sauf que Bora ne joue pas, elle joue jamais. Elle se contente d’observer de loin. C’est ce qu’elle sait faire de mieux. Regarder, enregistrer. Sa belle-mère l’a toujours décrié pour ça. Cette attitude qu’elle a de fixer les gens dans les yeux en permanence. Bébé déjà, la femme de son père se plaignait de ce regard perçant qu’elle posait sur eux, de la désagréable sensation qu’elle avait, d’être observée. «
En plus de ça, elle a les mêmes yeux qu’elle. Est-ce que je dois vraiment passer ma vie à me faire dévisager par la réplique de ta maitresse ? » Pestait la femme Im, furieuse. Si Bora est très douée pour regarder en silence, elle est devenue reine dans l’art d’ignorer sa présence. Et lorsqu’elle s’intéresse à elle, c’est généralement pour la réprimander. La petite fille n’aime pas cette femme. Elle ne comprend pas pourquoi elle ne peut pas l’appeler Maman, comme ses frère, ni pourquoi elle ne l’embrasse jamais, ni ne la prend dans ses bras. Elle voit beaucoup de chose Bora, ses frères choyés, qui vont à l’école, qui sortent avec leurs parents. Elle les regarde faire tout ça sans y avoir droit, et elle arrive pas à savoir pourquoi.
«
Papa, je peux venir ? » S’écrie la fillette en galopant vers son père, sous le regard contrit de sa belle-mère. Min Seong s’enthousiasme à cette idée, et agrippe le bras de son père. Hyun Seong reste en retrait, et souffle bruyamment. Bora s’arrête au pied du patriarche et lève ses grands yeux noirs vers lui, remplis d’espoir. L’homme soupire et pose une main sur le crâne de sa fille, décoiffant légèrement ses bouclettes sombres. «
Tu sais bien que non ma puce. » Les lèvres de la gamine se pincent un peu. Elle est déçue. «
Pourquoi ? » Murmure timide, insignifiant. Elle coule un regard vers la femme de son père – elle déteste quand elle répond, mais l’enfant est têtue. Il se penche vers elle, s’agenouillant lentement. «
On en a déjà parlé, tu le sais. Notre Bora est un petit secret, et un secret ça ne se montre pas. Alors tu ne peux pas venir avec nous. Tu vas rester avec unnie. » Elle baisse les yeux, et il effleure sa joue rebondie du bout de l’index. Elle fait oui de la tête, docile, comme à chaque fois. La famille toute apprêtée disparait derrière la porte, et elle vient s’y coller pour écouter leurs pas s’effacer dans l’ascenseur.
— quatre —
— alaska —
La gamine grimace sur le pas de la porte, et son regard se lève vers son ainée, elle aussi postée devant l’entrée. C’est pas vraiment le genre de chambre que la petite fille aurait rêvé d’avoir. Triste pièce au lit de bois brut. Il flotte une vague odeur de naphtaline. Un matelas, une armoire, une unique valise abandonnée au milieu. Un gémissement s’échappe de sa gorge, sa main agrippe celle de sa nourrice. « Pourquoi je peux pas habiter avec toi Unnie ? » La jeune femme secoue la tête, elle a l’air désolée, et ses doigts glissent sur la joue ronde de la fillette. « C’est bien ici pourtant Bora-ya. Tu as ta chambre à toi, et des copines pour te tenir compagnie. » Comme si elle croyait en ce qu’elle disait. C’est pas un endroit pour un enfant de cinq ans, c’est pas dans un dortoir froid qu’elle devrait grandir. Mais c’est pas à elle de choisir. On la paye, elle veille sur la p’tit Park, et en échange, on lui laisse miroiter un poste de manager pour les filles qui vivent ici, et qui débuteront sûrement un jour. « Mais c’est des grandes…
– Ça veut pas dire qu’elles ne sont pas gentilles. » Bora frotte ses yeux avec ses poings. Sa poupée pendouille au bout de son bras gauche, son lapin en peluche est noué par la patte autour de son cou. Elle ne les quitte jamais, c’est comme des amis. Ils ne parlent pas mais la fillette s’en moque, parce qu’en général on ne lui répond pas. A la maison c’était comme ça du moins. C’était pas si chouette que ça, mais Bora a très peur tout à coup. Cette nouvelle vie lui déplait. Elle déteste ce dortoir, elle n’aime pas ces filles qui rigolent dans la cuisine. Elle veut aller chez sa nounou, ou retourner chez son père. Retrouver son lit dans la chambre de Minseong, et même le placard sous l’évier. Ici c’est pas chez elle. Ça le sera jamais.
— cinq —
— moving in slow motion —
A l’école, Bora fait bonne figure. La langue liée, le regard dans le vague, elle aime écouter les autres et surtout, elle rit à toutes les blagues. Pas pour plaire, juste parce que tout à l’air tellement drôle tout à coup. Elle joue en silence avec les autres gamins, cachée derrière ses longs cheveux noirs, indomptables comme toujours. Puis elle sourit beaucoup Bora, que ça aille ou pas. Elle ne sait jamais vraiment elle-même si elle est heureuse. Mais les cours ça lui plait, y a du monde autour d’elle, on lui parle, on joue avec elle. Timide, effrontée, les avis divergent sur la gamine qui ne veut jamais parler d’elle, ni de ses parents. C’est juste Park Bo Ra, Bora qui a appris à lire en première, et qui n’aime pas beaucoup les maths. Bora qui se dandine toujours sur sa chaise et qui traine en dernière quand la sonnerie retentie.
«
Bora il fait quoi ton papa ? —
Je sais pas…—
Tu sais pas ? Il doit bien avoir un métier quand même. Insiste la maitresse, et la classe tourne la tête vers la petite fille qui se mord frénétiquement la lèvre.
—
J’ai pas le droit de le dire. —
C’est un gangster ? Un agent secret ? » Les petits s’enthousiastes, et l’institutrice réclame le silence, son regard toujours fixé sur Bora.
Soupir. Elle capitule. C’est toujours comme ça de toute façon. Elle aimerait bien parler à ce fameux papa, mais il se cache. C’est la nourrice qui vient la chercher le plus souvent. Parfois même, elle rentre toute seule. A cet âge, elle trouve pas ça raisonnable. Bora, c’est une drôle de petite fille, qui pleure quand on insiste, et qui supplie en frottant ses paumes de pas lui poser de question.
Elle a pas le droit de le dire. Et c’est dur de se fâcher quand elle réagit comme ça, parce que c’est clair, elle a peur.
— six —
— sisters —
Ses jambes oscillent sous la balançoire, elle fixe ses pieds avec insistance, et cache ses joues toutes roses sous ses cheveux ébènes. Sua tangue sur la barrière, elle joue avec sur son téléphone, un rictus amusé au coin des lèvres. «
Et donc tu dis, qu’il est venu te voir à la sortie de l’école ? » Bora approuve fébrilement et écarte ses mèches de son visage. Elle a grandi la jeune Park, c’est presque la moitié d’une femme, et pourtant, elle a encore ses manières d’enfants. Cette façon de fixer les gens dans les yeux, et de pincer ses lèvres quand elle est contrariée. Elle joue avec ses doigts et lève le menton pour bouder, et collectionne les bagues cheaps sur ses phalanges osseuses. Son sourire se fait plus béat. «
Et il t’a raccompagné au dortoir ? Tu l’as emmené jusque là ? » Reprend Sua en toisant son amie, l’air mutin... «
Ouais ! Il a dit que ça l’embêtait pas trop de marcher. » L’ainée siffle avec admiration. «
Il est prêt à courir ce mec, c’est bien, t’as eu raison de le tester. » Bora lève les yeux au ciel. «
J’ai pas voulu le tester unnie, il a juste dit qu’il me ramenait. » La jeune fille s’esclaffe, Bora l’imite, un peu – beaucoup – gênée par la situation. «
D’accord d’accord. » Sua n’est pas idiote, elle la connait un peu Bora, elle est trop innocente. C’est dans ces moments là qu’elle se rend compte qu’à leur âge, deux ans d’écart, c’est immense. «
Alors reprenons. Il t’a raccompagné, et là… et là, il t’a demandé si tu voulais sortir avec lui, c’est ça ? » Question rhétorique, elle connait la réponse alors elle ne s’arrête pas. Elle veut des faits, des détails, parce que l’histoire elle la connait. Bora lui a tout déballé si vite dès son arrivée qu’elle était essoufflée en terminant. «
Et toi, tu as dit oui ? Pourquoi t’as dit oui ? » L’ainée semble suspicieuse tout à coup. Ça fait quelques semaines que la cadette parle, un peu rêveusement, d’un copain de classe avec qui elle s’entend bien, ou en tout cas, qui est gentil avec elle. Bora elle a beaucoup de copain de classe, mais ses vraies seules amies, c’est Sua et Soo Yun. D’ailleurs c’est devenu une habitude pour elles d’écouter la benjamine s’extasier de ce bonhomme pendant qu’elles préparent le dîner, et comme c’est assez inhabituel de l’entendre babiller sur les autres collégiens, forcément, ça leur a mis la puce à l’oreille. «
Il est gentil… enfin je trouve. Tu crois que j’aurais dû refuser ? » L’adolescente pousse sur ses pieds pour actionner la balançoire, son regard anxieux vient capter celui de Sua, qui secoue la tête, l’expression soudain plus tendre. «
C’est toi qui doit le savoir Bora-ya, je ne le connais pas ton Yuta moi. » Elle se lève dans un froissement de tissu et s’approche de sa camarade pour l’envelopper dans ses bras. Un baiser claque sur sa joue. «
T’es mignonne quand tu rougis. On devrait y aller, Soo Yun va se demander ce qu’on fout. » Les deux filles se lèvent de concert et s’éloignent bras dessus bras dessous. Bora grommelle un peu. Sua a pas répondu à ses questions, elle les a esquivés comme à chaque fois qu’elle veut que sa cadette trouve la solution par elle-même. Ses dents viennent chercher sa lèvre inférieure, et elle glisse une main dans sa poche, comme si elle attendait un sms, le cœur rempli d’espoir que lui saura lui dire. Son cœur s’est drôlement emballé, il bat presque aussi fort qu’un peu plus tôt, lorsqu’il l’a rappelé sur le palier de la porte. Elle se dit que ce sentiment ne ressemble à aucun autre, alors par défaut, c’est certainement de l’amour, pas vrai ? Trouvant l’explication acceptable, Bora accélère le pas pour rattraper Sua qui l’a dépassée, si absorbée qu’elle ne remarque pas qu’elle sourit sans raison depuis de longues minutes.
— sept —
— meteor shower —
«
Faut que tu le dises Bora-ya, faut qu’on l’aide, y a que nous qui pouvons le faire. » Sa voix est implorante, mais ça ne suffit pas à calmer la cadette, qui se dandine devant Soo Yun. L’ainée la prend par les épaules, la secoue légèrement. Ses doigts serrent le coton de son haut. Son amie reste muette, abasourdie. «
Mais je… -
C’est notre amie, on doit le faire pour elle ! » Insiste la jeune Han en fronçant les sourcils, et elle prend d’un ton plus doux, doublé d’un sourire. «
Tu sais que j’ai raison. » La plus fluette acquiesce lentement.
Sa bouche est sèche, elle est horrifiée. Horrifiée d’imagine Sua dans les bras de cet homme. Elle a quinze ans maintenant, mais son ingénuité n’a pas changé. Et surtout, la première image qu’elle a en tête, c’est celle de sa mère, et sa photo en couverture dans le journal. En décembre 1997, le mois de sa naissance. Sa mère qu’on a vu sauter depuis ce pont dans la rivière. Les médias ont fait toutes sortes de spéculation, sur la raison de son suicide. La vérité c’est qu’ils ne connaissent rien. Elle, elle sait. Elle a assez vite compris la raison de sa présence sur terre, et elle ne peut pas s’empêcher de mettre sa meilleure amie à la place de sa mère. Elle ne veut pas qu’elle souffre elle aussi, et encore moins la perdre. Bora fera comme Soo Yun a dit, elle veut aider Sua. Et bien sûr elle pense bien faire Bora, elle voudrait jamais faire de mal à Sua. Elle ne penserait jamais non plus que Soo Yun puisse mentir. C’est ces deux meilleures amies, ses bouées dans la vie. C’est pour ça qu’elle parle, c’est pour ça qu’elle dénonce Sua. Pour la protéger. Pour qu’elle finisse pas comment sa mère.
Sua la dévisage. Sa figure est convulsée, on voit bien qu’elle a pleuré. Puis y a de la rage aussi, beaucoup de haine dans son regard. Bora ne comprend pas, elle recule d’un pas et manque de trébucher sur la table basse.
« Putain mais de quoi tu te mêles espèce de petite fouille merde ? » Elle accuse le coup et baisse la tête. C’est la première fois qu’elle voit sa meilleure amie aussi furieuse. «
Mais Soo Yun a dit que… -
Ta gueule, ta gueule ne me parle même pas d’elle. Vous ne valez pas mieux, elle et toi. » Ça s’agite dans l’appartement, Sua a fichu le bordel partout. Elle s’en va, ses valises sont sur le perron. Dans la chambre de Bora, elle a sorti tous les vêtements du placard, et elle a déchiré son livre préféré. Elle est comme ça Sua, quand elle est furieuse, elle le montre. Jamais elle n’avait dirigé sa colère vers la jeune fille pourtant. Regard au sol, ses mains triturent le bas de son pull. Elle sait pas quoi dire, elle commence à se dire qu’elle a peut-être eu tort. Que Soo Yun a menti. Elles ont pas aidé Sua, elles l’ont ruinées.
Le lendemain soir, Sua a plongé.
— huit —
— sugar & dust —
«
Eh ! Tu t’appelles Bora non ? Park Bora ? Comme l’île de Bora-Bora ? » Il rigole connement, et ça lui vaut un regard furieux de la part de l’intéressée. Elle l’a entendu mille fois cette blague, et elle n’est pas d’humeur. Bora a 16 ans, et elle n’est jamais plus d’humeur à rien. Surtout pas à supporter les blagues vaseuses d’un p’tit rigolo un peu lourdingue. «
Bien joué Einstein. » Elle se décale d’un cran sur le banc où elle bouquine, sans même adressé un coup d’œil au jeune homme. «
Moi c’est Han Ja. Haaaan. Ja. ~ Tu peux m’appeler comme ça, vu que c’est mon nom. » Elle s’en fout. Il a pas idée à quel point elle en a rien à cirer qu’il s’appelle Han Ja, Robert ou Richard. Elle veut lire, elle veut qu’on la
laisse en paix, c’est tout.
Après la mort de Sua, elle est restée toute seule au dortoir. Soo Yun est partie aussi, et d’ailleurs, leur séparation s’est pas bien passé. Il a pas fallu longtemps à Bora pour comprendre à quel point elle s’était fait rouler. Et ça fait mal, de comprendre qu’on a été manipulée depuis le début. Avec Yuta aussi, ça s’est terminé. Ça aussi, elle l’a pas vraiment bien vécu. Elle l’aimait bien Yuta,
il était gentil. Son entrée au secondaire s’est fait dans la douleur. Bora se sent seule, et Bora se sent conne. Elle veut pas souffrir encore, elle veut pas recommencer depuis le début. Elle aimait trop sa vie d’avant pour penser qu’il puisse y avoir un autre bonheur après ça. Pas après que sa meilleure amie se soit jeté dans un fleuve à cause d’elle. C’est la deuxième fois. La deuxième fois qu’on fait le grand saut par sa faute.
A cette époque, et pour la première fois depuis qu’elle est toute petite, sa mère a commencé à lui manqué. C’est un peu idiot de regretter quelque chose qu’on a pas connu. Mais elle imagine sa présence, elle se dit que si elle avait été en vie, Bora serait moins seule. Elle la prendrait dans ses bras, caresserait ses cheveux, et lui promettrait que c’est pas de sa faute. Y a eu des femmes qui ont joué ce rôle, de près ou de loin dans sa vie. Sa nourrice, sa maitresse, Sua parfois. La mère de Yuta aussi, elle était gentille avec elle, Bora aimait bien lui parler. Elle est curieuse de savoir à quoi ressemblerait sa mère à elle. C’est insupportable d’imaginer qu’elle la connaîtra jamais.
«
Casse toi s’il te plait. Laisse-moi toute seule. » Han Ja a pas eu l’air de comprendre le sens de son silence. Il a continué de la regarder lire pendant de longues minutes. Elle a eu beau essayé de se cacher derrière ses cheveux, elle sent encore son regard et ça fait brûler ses joues. Il écoute pas, il écoute jamais rien Ja. Il reste, elle sait qu’il sera là jusqu’à ce qu’elle s’énerve pour de bon. Il aime bien la pousser à bout. Elle doit être drôle à voir quand elle se fâche ? Elle en sait trop rien. Il revient tous les jours, parfois même ils mangent ensemble à la cantine. Ça a pas l’air de le déranger qu’elle parle pas, qu’elle soit désagréable. Il doit être un peu fou, c’est ce que la brune a fini par supposer. Pourtant il a pas l’air tout seul, il a plein d’amis autour de lui. Pourquoi il continue de papillonner autour d’elle comme ça ? Ça fait longtemps que Bora a arrêté de se poser la question. Elle a fini par s’habituer à sa présence. C’est devenu familier, presque agréable. Peut-être bien que Ja est devenu comme un ami finalement. Elle l’avouera pas, mais ça lui fait plaisir qu’il insiste pour elle. Et parfois quand il débarque en l’appelant de sa voix chantante, elle s’autorise même à sourire. Toujours dans son écharpe, parce qu’elle lui fera jamais ce plaisir bien sûr. Ja c’est aussi le frère de Soo Yun, et ça, elle l’a su plus tard. Alors qu’elle le connaissait déjà plutôt bien. S’il l’avait dit plutôt, elle l’aurait peut-être pas laissé entrer dans sa vie comme ça. Par méfiance, faut bien comprendre. Mais Bora sait que Ja n’est pas comme sa sœur, alors elle s’est dit qu’elle allait faire semblant d’avoir oublié. C’est plus facile comme ça. C’est qu’elle a fini par bien l’aimer…
— neuf —
— answers —
Bora, elle n’a pas eu beaucoup de cadeaux de la part de ses parents. De sa mère, elle a hérité son prénom, et cette petite croix catholique qu’elle porte autour du poignet depuis qu’elle a brisé la chaine du collier. Elle suppose qu’elle était catholique de confession, mais son père n’a jamais su répondre à cette question. Il ne devait pas si bien la connaitre, sa maitresse. Ça frustre un peu Bora, elle n’a personne pour lui parler d’elle finalement. Son père lui, a bien sûr toujours payé pour qu’elle puisse vivre. Ses vêtements, ses peluches, ses quelques jouets d’enfances, et ses livres, c’est lui qui les a financés. Mais ce n’est pas vraiment des cadeaux, justes des achats quotidiens, désintéressés. Quand il lui rendait visite, alors qu’elle était plus jeune, il lui achetait généralement un paquet de macarons, ou une pâtisserie hors de prix qu’elle mangeait toute seule dans sa chambre, ou sur le chemin du retour. Fallait pas que les filles au dortoir demandent d’où sa venait. Bora c’est toujours le
petit secret après tout. Il n’empêche que son père a fini par lui offrir un cadeau, un vrai. Il a usé de ses relations pour faire entrer une jeune orphelines, issus d’écoles sans prestiges des quartiers de Séoul, dans l’une des plus illustres universités du pays. Bora n’est pas totalement dupe cela dit. Elle sait bien que ça s’inscrit dans un genre de stratégie. Ils vivent toujours avec l’idée qu’un jour, elle sera découverte, elle et toute l’histoire de sa vie. Les Im assurent leurs arrières, ils s’arrangent pour que, dans l’éventualité où ils sont démasqués, ils pourront se targués d’avoir élevé la jeune bâtarde comme il se doit. Bora en a assez d’être amère. Cette université, c’est l’opportunité rêvée, la chance de changer son existence médiocre. Lorsqu’elle était au lycée, elle n’osait même pas en rêver. Alors forcément, elle ne fait pas la fine bouche.
«
On restera amis quand on ira là-bas ? » Sa bouche se pose sur la paille, plantée dans son gobelet. Elle commence tout juste à aimer le café. Elle s’est juré d’y habituer son palais avant d’entrer à l’université, elle trouve ça cool. Ça fait étudiant. Ja rigole comme si elle venait de dire une absurdité, mais Bora a envie de l’entendre dire à haute voix. «
Sans rigoler ? » Il est un peu devenu son frère, Ja, alors elle a pas envie de le perdre, lui aussi. Elle aime pas les changements, même si elle est excitée par cette idée. Ça lui a jamais apporté rien de bon. Faut qu’elle soit sûr que y a un truc au moins qui changera pas. Qu’il sera toujours là. «
Tu te feras d’autres amis Bora Bora. » Elle fait semblant de pas avoir entendu le surnom qui l’irrite tant. Y a bien que lui qui peut l’appeler comme ça sans se faire insulter. Elle ne veut pas d’autres amis. Elle veut lui. «
T’es pas marrant Oppa. » Sa main claque sur le dos de la sienne, et elle manque de renverser son café, rattrapé de justesse par son ami. «
Tu connais déjà la réponse de toute façon. Pourquoi tu fais ta dramaqueen ? »
Bora — J’te déteste. Yong Min — S'tu l'dis.
Bora — Ça ne te fait vraiment rien ? J’peux pas croire que tu sois un connard pareil. Yong Min — Tu disais pas ça l’autre jour.
Bora — Quand ? Yong Min — Quand je t’ai demandé si t’étais sûre de toi. Tu m’as dit que y avait que moi. Que t’avais confiance. C’est là qu’il fallait réfléchir.
Bora — …
Bora — Connard. Peut-être bien que c’est une dramaqueen finalement, Bora, mais elle pleure en reposant le téléphone. Elle pleure et c’est si rare qu’il faut bien le souligner. Ça fait longtemps qu’elle a arrêté de montrer ses larmes. Depuis que Sua est morte peut-être. Ou que Yuta est parti. Elle sait pas trop, d’un côté les deux concordes. Elle chiale de rage et de regret, de désillusion un peu aussi. Est-ce qu’elle arrivera à oublier les doigts de Yong Min, et les couleurs qu’il traçait sur sa peau ? Le contact mouillé de sa bouche sur la sienne ? Elle sait pas pourquoi ça lui fait aussi mal. Il a jamais dit qu’il l’aimait, et ça aurait peut-être dû la faire douter. Elle a été aveugle, ou juste crédule. Peut-être qu’au fond elle le savait, mais c’est difficile de se faire une raison quand on a personne pour nous dire qu’on a tort. Bora commence à se dire que les mecs sont tous des cons, comme son père. Et elle est désolée pour sa mère, mais elle ne veut pas devenir comme elle. Juste une amante.
Cette année, ça a été le bordel du début à la fin. De janvier à décembre. 365 jours de foutoir pour en arriver là. Là, c’est aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est Bora assise sur un banc dans le parc, devant une vue dont elle connait chaque détail. Chaque branche dans cet arbre, chaque onde dans le fleuve Han. Ça fait des mois qu’elle vient ici chaque mardi. Maintenant le jour l’accompagne, elle regarde le soleil tomber derrières les immeubles de la rive d’en face. Avant, c’était les flocons qu’elle contemplait. Elle adore cet endroit Bora, ce banc usé, ces lumières qui se projettent sur la promenade. Ici, elle peut réfléchir en attendant qu’il arrive. Et aujourd’hui, en sirotant son café glacé, elle se dit qu’elle est heureuse. Elle voudrait bien demander pardon à Sua pour ça, en regardant le fleuve. Mais elle n’y arrive pas. Parce que si Sua avait vécu avec le même désir qu’elle, elle aurait su qu’on peut oublier, et qu’on peut aller mieux, même quand on n’a plus rien. La brune le sait, elle est née sans rien entre les mains, le cœur tout vide. Et elle l’a rempli avec ce qu’elle a trouvé, avec ceux qui ont accepté d’y entrer. Ça a plus d’importance pour elle, d’être née dans les mauvais bras maintenant. Elle sait qu’il y aura d’autres moments où elle le regrettera, où elle en voudra au destin, à un dieu quelconque, ou juste à ses parents trop inconscients. Mais pour le moment elle se sent bien, et son palpitant est prêt à exploser. Faut pas qu’elle pense à demain, ce qui compte c’est aujourd’hui. Et ce mardi d’été est beaucoup trop beau pour le gâcher avec des noires pensées.